Les deux modèles d'internet

Ce message est une réponse à des remarques judicieusement formulées par Bruno-Michel Abati sur Facebook, en réponse à un article publié par Vincent Frérebeau, et qui soulèvent plusieurs points particulièrement intéressants.

D'abord l'origine technique d'internet, car elle revêt une importance capitale. En effet, internet est une commande de l'armée américaine. La cahier des charges était simple : créer un moyen de communication qui permette à un message de trouver tout seul son chemin pour arriver à destination quand bien même un quart de la planète serait physiquement détruit. À l'époque (années 1960), le quart en question était l'Europe et la menace les bombes soviétiques. Pour faire réaliser ce projet, les militaires se sont adressés aux meilleurs spécialistes du moment : les étudiants-chercheurs du célèbre Massachussetts Institute of Techology (MIT). Ces jeunes gens, il ne faut pas l'oublier, appartenaient à la génération "hippie", celle-là même qui a fait cesser la guerre du Vietnam. Il n'est donc pas étonnant qu'ils se soient trouvés très heureux de remplir cette mission : créer un moyen de partage de l'information sans qu'aucun obstacle ne puisse techniquement empêcher le message de passer. On comprend mieux ainsi que les moyens techniques de protection (DRM et autres soi-disant "filtrage d'internet") ne peuvent pas fonctionner.

Autre point intéressant, l'allusion à la notion de "chasseur-cueilleur". Pardonnez-moi cher Bruno-Michel, mais vous confondez donner l'heure et donner sa montre ! Lorsqu'un cueilleur prend un fruit sur l'arbre, ce fruit n'est plus disponible pour d'autres. C'est ce qu'on appelle un "bien rival". Au contraire, lorsque vous partagez un fichier sur internet, vous n'en êtes pas privé pour autant, car c'est un bien "non-rival", un bien "informationnel."

Les industries culturelles espèrent convaincre l'opinion et les autorités que le seul modèle économique possible sur internet consiste à y reproduire le modèle des biens rivaux. Ce n'est pas surprenant car, comme leur nom — "maison de disques" — le montre, ces acteurs du marché ne font pas commerce de musique mais, et la nuance est de taille, de copies d'enregistrements sonores. Lorsque vous achetez une de ces copies, vous versez de l'argent dans le cadre d'une transaction commerciale. La majeure partie de cette somme va au propriétaire de l'enregistrement original (le producteur) qui à son tour en reverse une partie à l'interprète avec qui il est lié par contrat. Dans ce modèle, la part de l'auteur et du compositeur est inférieure à celle de l'organisme de carte de crédit qui assure la transaction. On est donc bien dans une reproduction du modèle "physique" dans lequel la valeur d'un objet est liée à sa rareté et à la difficulté avec laquelle il est possible de se le procurer.

Il existe pourtant un autre modèle, non plus celui de la rareté mais au contraire celui de l'abondance. Dans ce modèle, internet n'est plus envisagé comme une boutique en ligne mais comme ce pourquoi il a été créé comme nous l'avons vu plus haut, c'est à dire un moyen d'échange illimité. Chaque internaute y est envisagé comme une station de radio, qui paie une licence lui permettant de diffuser de la musique ad libitum. Les sommes très importantes ainsi collectées ne correspondent plus à des transactions commerciales mais à du droit d'auteur. Elles sont donc attribuées d'abord aux auteurs et compositeurs, puis aux interprètes et enfin aux producteurs. Ces derniers, loin d'avoir à craindre pour leur sort, peuvent alors faire profiter les artistes de leur expérience en matière de production exécutive, de promotion et de marketing, un peu à la manière de consultants.

Quant à la question technique de la mesure d'audience servant de base à la répartition des droits, elle est résolue depuis des années avec des services comme Last.fm ou plus récemment la fonction "Genius" qu'Apple vient d'introduire dans iTunes.

En conclusion, je persiste à affirmer que les propos de Jean-Louis Murat qui ont servi de point de départ à cet échange sont "à côté de la plaque" car je ne parviens pas à comprendre pourquoi un artiste défend un modèle qui est loin d'être le plus avantageux pour lui. Le choix que nous avons à faire se situe entre un modèle où la création artistique est filtrée par des producteurs qui organisent la rareté pour s'enrichir et ne versent que des subsides aux créateurs, et un autre modèle où les artistes touchent d'autant plus qu'ils sont largement partagés et diffusés et où les producteurs, commissionnés par les artistes, ont des comptes à rendre sur l'efficacité et la qualité de leur travail de gestion de carrière.

À vous de voir…