Quel champ de bataille pour la guerre d'internet ?

Effervescence dans la twitto-blogo-sphère depuis quelques jours. De multiples interrogations se font jour suite à la mise en application effective de la loi hadopi et l'envoi des premiers courriels de mise en garde. Face à ces multiples réactions, une petite mise en perspective semble intéressante à esquisser...

Effets pervers de la loi hadopi

D'un côté c'est Paul Da Silva qui s'élève contre le groupe dit "Anonymous" qui rassemble des internautes pour monter des attaques ciblant divers serveurs hébergeant des sites d'entreprises qui participent d'une manière ou d'une autre à la répression des échanges entre internautes. Il tente de montrer que ce groupe est essentiellement composé d'amateurs, certains de leurs propres sites n'étant pas dénués de failles que Paul a rapidement mises en évidence. Exposer le caractère puéril de leur organisation, ou désorganisation, permet de montrer celui tout aussi puéril de leur démarche. Cette dernière ne pouvant avoir qu'un impact symbolique et de courte durée sur les organisations ciblées, tout en donnant une mauvaise image de tous ceux qui militent en faveur du dialogue et de l'avènement de solutions pérennes pour la création. Au delà de cela, Paul suggère que le site hadopi.fr pourrait être utilisé comme pot de miel pour repérer les auteurs des attaques afin d'entreprendre une action contre eux.

Dans le même temps, Bluetouff explique l'inutilité des offres anti-hadopi, les VPN essentiellement, qui fleurissent sur la toile. Non seulement ceux-ci n'offrent qu'une protection illusoire mais contribuent également à perturber le fonctionnement correct d'internet sur le plan technique. En définitive, cela revient à faire le jeu de ceux qui souhaitent mettre un terme à la neutralité du réseau. Sans compter les multiples escroqueries uniquement destinées à ponctionner de l'argent aux naïfs.

Enfin, par une lecture attentive du texte de la loi, Guillaume Champeau s'interroge sur le but qu'elle poursuit réellement. S'agit-il, comme annoncé, de se contenter d'informer et éventuellement sanctionner les internautes dont la connexion internet serait utilisée pour échanger des œuvres protégées, ou bien le but poursuivi ne serait-il pas plutôt de filtrer bien plus que cela ?

L'idée commune à ces réflexions est que les autorités souhaitent faire accepter l'idée que, parce que le droit serait bien souvent inefficace, l'internet doit être matériellement régulé, notamment par l'usage systématique du DPI (Deep Packet Inspection), c'est à dire instaurer une surveillance automatisée des contenus échangés par les internautes.

Bien des exemples dans l'histoire confirment que pour contrôler les individus, leur faire savoir avec insistance qu'ils sont surveillés est infiniment plus efficace que la performance réelle de la surveillance. Mais face à une telle volonté de contrôle, le seul prétexte de protéger les circuits de financement de la création semble désormais bien mince. Surtout si l'on considère que le cinéma se porte plutôt bien et a de fait intégré les échanges de fichiers dans sa stratégie1, seule la vente de CD continuant de décliner, davantage par abandon d'un format obsolète que du fait du téléchargement gratuit. Hadopi apparaît dès lors comme un "pot de miel" qui dépasse de loin le cadre que l'on croyait être le sien. Les opposants à cette loi sont-ils prêts à délaisser les domaines de la technique des réseaux, du logiciel libre et des nouveaux outils juridiques de la création pour s'aventurer sur celui, plus risqué, de l'idéologie politique ? Esquissons quelques pistes...

Peut-on encore éviter la politisation du débat ?

Il serait intéressant de faire une étude comparative des propos tenus par les acteurs influents de l'économie, des médias et de la politique en rapprochant leur position sur hadopi de leur position sur internet en général. Je ne serais pas surpris qu'il en ressorte que les pro-hadopi sont ceux qui mettent en avant les défauts d'internet dans leurs discours (tout à l'égout de la démocratie, pire saloperie de l'histoire, etc.) Les points de vue de ce type s'appuient en définitive sur un fondement unique qui consiste à reprocher aux internautes de développer une tendance à l'autonomie. Je remarque au passage qu'une des voies prometteuses pour l'avenir de la musique est celle décrite entre autres par Virginie Berger, qui défend ardemment le DIY (pour Do It Yourselves — le pluriel est d'importance), c'est à dire conseiller aux artistes de ne plus laisser la maîtrise de leur communication à d'autres, et apprendre à s'entourer correctement. J'appelle de mes vœux cette inversion du rapport de force entre artistes et producteurs depuis plusieurs années. Mais l'autonomie des individus est exactement le type de comportement qui, dans l'histoire, n'a jamais plu aux ordres établis de toute nature. L'enjeu économique du partage, de l'échange et — ultime gros mot — de la gratuité, du don, est désormais passé au second plan, derrière l'enjeu, ô combien plus important, de ne pas voir ruinées les années d'effort passées à fabriquer du consentement et vendre du temps de cerveau disponible. Les capitalistes, disait Lénine, nous vendrons la corde avec laquelle nous les pendrons. Cette corde, faite de fil de cuivre ou de fibre optique, a désormais un nom: internet.

Internet encourage l'autonomie, le partage et le don

Le réseau internet est à l'origine une commande des militaires, mais réalisée par des hippies. Comme tout système de communication, sa vocation est le partage d'information. Dans le contexte qui est le nôtre, la marchandisation quasi intégrale des éléments de la société laisse nécessairement de moins en moins de place au partage désintéressé. Cette notion de désintéressement est fondamentale car elle est par nature incorruptible et c'est ce qui la rend si subversive. C'est le premier pas vers l'autonomie. Historiquement, toutes les sociétés prônant l'autonomie des individus ont été écrasées par la violence. On peut citer les communes des Narodniki russes du XIXème siècle, finalement écrasées par les soviets ; les villages du sud de l'Italie mis en coupe réglée par la mafia pour le compte du pouvoir en place, les Bourbon pendant longtemps puis leurs successeurs ; les républicains d'Espagne mis au pas par la dictature franquiste ; bien sûr, la commune de Paris ; bien sûr le Chili d'avant 1973 ; bien sûr les génocides des indiens des Amériques et, jusque très récemment, du Canada2, au prétexte de les "civiliser". Et si nous ne nous souvenons pas de tout cela, internet encore nous le rappelle par l'intermédiaire des textes, photos et films publiés en dehors des circuits traditionnels soumis aux États ou à la finance.

Internet nous rend la mémoire de faits oubliés

  • Qui se souvient que les Républicains des États-Unis, Abraham Lincoln en tête, étaient opposés au salariat que certains considéraient comme pire que l'esclavage ?
  • Qui se souvient, en ces temps de débat sur les retraites, que les cotisations vieillesse et santé, les allocations familiales, la troisième semaine de congés payés ont été créés par le patronat, en contrepartie du refus d'une augmentation générale des salaires ?
  • Qui se souvient que la France a été le troisième pays au monde à doter son gouvernement d'un ministère de la culture, les deux seuls dirigeants ayant appliqué cette idée auparavant étant Adolf Hitler et Joseph Staline ?
  • Qui se souvient de Christiane Faure et son grand projet d'éducation populaire ?
  • Qui se souvient du centre universitaire expérimental de Vincennes, bâti en quelques mois en 1968 et rasé en quatre jours à coup de bulldozers, avec les meubles à l'intérieur, en 1980 ?

Certainement pas les élèves des collèges et des lycées par lesquels passe bon gré mal gré l'ensemble de la population, toutes catégories confondues. Non, ces savoirs là relèvent de l'université: 9% d'enfants d'ouvriers en 1945, 9% en 2009. Ce modèle d'éducation est-il conçu pour réduire les inégalités ou bien pour les maintenir ?

Aujourd'hui, on nous parle pour internet du "droit à l'oubli", c'est à dire le droit de faire disparaître de la toile les informations que nous considérerions comme gênantes. Attention danger, comme le remarque Quentin Girard. Non seulement internet déterre les faits encombrants, mais il restaure également la richesse du vocabulaire en faisant refleurir des termes et des expressions qui, depuis des années, semblaient être victimes du "droit à l'oubli".

Internet nous rend les mots pour le dire

Les pro-hadopi semblent prompts à dénoncer les excès, les injures et les diffamations obscènes d'internet et omettent opportunément de mentionner l'immense quantité de savoirs que l'on y trouve aussi. De plus en plus, des professionnels de tous les domaines, bien au delà de l'informatique, publient leurs recherches, travaux et opinions sur la toile. Ce sont aussi des enseignants, et non des moindres, qui enrichissent les débats. En quelques clics, il est devenu possible de connaître une multitude de points de vue divergents sur un sujet donné, de les comparer et de pouvoir ainsi mieux que jamais étayer sa propre conviction. Cette affluence d'oppositions nécessaires et fécondes est l'occasion de voir resurgir les mots actifs, qui au fil du temps et du discours médatico-politique, avaient été remplacés par leur équivalent passif. Ainsi le travailleur (qui fait, actif) remplacé par le salarié (qui reçoit, passif), les cotisations (participation, actif) remplacées par les charges (poids, passif) et puis tous ces sans-quelquechose, papiers, emploi, domicile, marquant ainsi la volonté de définir une personne non plus par ce qu'elle est (clandestin, chômeur, clochard), mais par ce qui lui manque pour "être" selon les normes de la société de consommation.

Le grain de sable

En un mot comme en cent, internet est devenu le grain de sable dans une mécanique que l'on croyait bien huilée de formatage des esprits, d'instillation du défaitisme, bref, d'oppression. «Regarde bien ta Rolex, l'heure de la révolte a sonné» ai-je vu récemment passer sur Twitter. En effet, il y a urgence à museler la toile. Il y aura, en 2012, des élections présidentielles aux États-Unis, en Russie, en France, au Mexique, au Venezuela, en Inde, au Zimbabwe, au Timor-Oriental et en Sierra Leone. En plus de certains de ces pays, les assemblées parlementaires seront renouvelées à Hong-Kong, en Corée du Sud, au Ghana et éventuellement en Espagne.

Derrière hadopi, ce n'est plus seulement une poignée de dollars que l'on cherche à protéger, mais le couvercle de la cocotte-minute des revendications sociales, historiquement liées au progrès des techniques de production dont la tendance a toujours permis de travailler moins et gagner plus. Le progrès, c'est ce qui est mieux, pas ce qui est nouveau. S'engager aujourd'hui d'une manière ou d'une autre dans la "guerre d'internet" ne revient pas seulement à affirmer un choix technique ou juridique. C'est un combat politique au sens le plus noble du terme. Qui est réellement prêt à aller jusque-là ?

Post-Scriptum

Au moment de mettre un point final à ce billet, je tombe sur cet article de Numerama qui publie une lettre de Nicolas Sarkozy à Bernard Kouchner par laquelle il précise que «l'enjeu [bâtir un internet "civilisé" (sic)] n'est pas seulement de défendre la création artistique et les intérêts des auteurs». À cette fin, le Président précise que «Nous devons inviter les institutions européennes et nos partenaires à agir de manière plus déterminée». La messe est dite.

  • 1. Voir la remarquable étude: Mainstream, Enquête sur cette culture qui plait à tout le monde, Frédéric Martel, Flammarion, 2010
  • 2. L'unique mention dans la presse nationale française est ici et le documentaire, primé à de multiples reprises, est là [en].