Neutralité du net, quel enjeu pour les artistes ?

En débat depuis de nombreuses années, la question de la neutralité du net se retrouve actuellement au devant de la scène suite à la publication du rapport du gouvernement établi en application de la loi relative à la lutte contre la fracture numérique. Ce rapport a d'ores et déjà fait couler moult pixels en raison, selon l'avis de la majorité des commentateurs, de l'empreinte marquée d'Orange dans sa rédaction. Les pistes de réflexion qu'il dessine, si elles se concrétisent légalement, auront nécessairement un impact sur la création musicale, tâchons de voir lequel...

Lorsque vous envoyez un message ou un fichier sur internet, l'opérateur, c'est à dire l'ensemble de prestataires techniques qui transporte l'information de votre ordinateur à son destinataire, peut-il ajuster la vitesse d'envoi ou de consultation selon des critères indépendants de votre volonté ? Telle est, en résumé, la question de la neutralité du réseau.

Depuis l'origine d'internet, la réponse est globalement non. Avec toutefois de légères altérations dans l'intérêt soit de la sécurité du réseau (par exemple filtrer une attaque sur un serveur), soit de la fluidité du trafic. Mais dans ce type de cas, l'opérateur qui procède à une action sélective sur le trafic le fait, en dehors du cas particulier des décisions judiciaires, sur la base de considérations purement techniques, dans son intérêt propre ou dans celui du réseau en général, et non dans celui de tel ou tel éditeur de contenu pour honorer des accords commerciaux.

Mais ce qui fait la valeur d'un réseau n'est pas seulement l'infrastructure elle-même, mais aussi — et surtout — l'information qui y circule, particulièrement lorsque cette information s'accompagne de publicité. L'évolution d'internet a ainsi fait que certains opérateurs se sont mis à produire et fournir du contenu en plus de la connexion pour y accéder. Dès lors, ils ont aussi été tentés de favoriser leurs propres contenus au détriment de ceux de leurs concurrents, c'est à dire de renoncer à la neutralité du réseau.

Et la musique dans tout ça ?

Justement, venons-y. Nous le savons, depuis plus de dix ans, les majors souhaitent empêcher les échanges de fichiers à titre gratuit et elles ont imaginé plusieurs moyens pour y parvenir. D'abord, ce furent les DRM, idée consistant à placer un mécanisme dans le fichier lui-même pour contrôler l'usage qui pouvait en être fait. Comme je l'ai expliqué de nombreuses fois, un DRM n'est rien d'autre qu'une porte blindée sur laquelle on est obligé de laisser la clef, ce qui ne sert à rien. Ayant compris leur échec sur le fait de contrôler la technique, les industries culturelles imaginèrent contrôler les individus, «Ils le font bien en Chine!» s'exclamait alors un artiste inconscient de la portée de son propos. Cette tentative fait partie des fondations de la loi dite hadopi, dont les premiers mails, supposés convaincre une population apeurée, devraient peut-être voir le jour bientôt. La question de la neutralité du réseau s'inscrit dans une démarche qui regroupe les deux précédentes.

D'une part, le contrôle technique, le filtrage, se ferait évidemment au bénéfice des grands groupes dont les contenus seraient favorisés. Il deviendrait donc extrêmement facile de consulter les programmes "officiels" tandis que ceux jugés (par qui ?) secondaires, voire subversifs, la frontière est mince, seraient filtrés plus ou moins efficacement afin de dissuader les éventuels spectateurs/auditeurs/lecteurs de les consulter. En définitive, cela reviendrait à remettre en place l'ancien modèle de diffusion des contenus, dans lequel le public n'a d'autre choix que de se connecter à quelques grandes chaînes de radio ou de télévision, en dehors desquelles rien ne peut exister. Les majors retrouveraient alors leur rôle d'antan, celui de point de passage obligé vers la médiatisation, organisant la rareté de l'information afin de ne pas pâtir d'une trop grande dilution des revenus.

D'autre part, le contrôle des individus se ferait moins par la coercition que par le porte-monnaie. Dans l'optique d'une qualité de réseau négociable, le rapport ouvre également la voie à la tarification de l'abonnement à internet en fonction de la consommation de bande passante. Ainsi, les musiciens amateurs, ou souhaitant diffuser leurs œuvres en dehors des grands circuits décrits plus haut, se verraient imposer des frais d'abonnement pour le moins dissuasifs. Il en va de même pour tout type de création nécessitant une large diffusion sur internet, ce qui est le cas du logiciel libre par exemple.

Il faut se battre pour la création

Les industries culturelles, au sens large, n'ont pas vu, ou ne veulent pas voir, le changement de paradigme que constitue internet. Le principe révolutionnaire de ce réseau est l'opportunité donnée à tout abonné de devenir un diffuseur de contenus, pour le meilleur et pour le pire. Le public n'est plus et ne sera sans doute jamais plus composé de simples spectateurs passifs. Au contraire, le public est aujourd'hui, et grâce à la neutralité du réseau, un acteur incontournable de la création.

L'industrie ne veut pas le voir parce que c'est ici que se trouve en réalité la véritable concurrence qui lui fait face. Non pas dans l'échange de ses précieux fichiers, mais bien dans la possibilité de diffuser son œuvre sans elle. Il est d'ailleurs remarquable que lorsque le rapport signalé en introduction définit les «éditeurs de contenus» (p.10), il envisage exclusivement des entreprises, ignorant superbement le public. Cet aveuglement, volontaire ou pas, va jusqu'à critiquer le protocole bitTorrent, qui constitue l'essentiel des échanges de fichiers, alors que du point de vue strictement technique, il est le meilleur en terme de répartition homogène du trafic sur le réseau. Car il suit le modèle qui a présidé à la conception d'internet, celui dans lequel ce sont les individus qui se connectent directement les uns aux autres, et non des consortiums qui régentent le seul trafic «acceptable» pour le gavage médiatique du temps de cerveau disponible de la foule sentimentale.

Les artistes, dont la diversité n'a jamais été aussi grande que depuis internet, sont donc directement concernés par la neutralité du net, car c'est elle qui peut leur permettre de créer, échanger et se faire connaître aujourd'hui, en attendant un modèle de rémunération pérenne qui finira immanquablement par advenir. La fin de cette neutralité signifierait le retour au XX° siècle, en pire. Qui voudrait-ça ?