Formation ou Initiation ?

ou comment poussent les ingénieurs du son... Jamais le rapport performance/prix de l’équipement d’un home-studio, concept lui-même assez étonnant avouons-le, n’a été aussi bon, et ce n’est qu’un début nous dit-on. A première vue tant mieux, ce sont les idées plutôt que le porte monnaie qui feront la différence à l’arrivée. Pourtant, si les artistes délaissent les studios où le compteur tourne si vite, pour le calme de leur demeure préférée, qui va nous donner les ingénieurs de demain ?

Bien sur, les projections dans un avenir quelconque sont par définition vides de sens, dans la mesure où elles sont influencées par un contexte socioculturel nécessairement différent de celui où elles sont supposées s’appliquer. Ceci pour dire que cet article ne prétend répondre à aucune question, mais simplement en poser.

Quelques définitions s’imposent. J’appelle formation la transmission d’un savoir d’une façon que l’on peut aisément qualifier de numérique. Au modèle original doit correspondre une copie parfaite, un clone. Attention, ceci n’a ici rien de péjoratif, il s’agit juste de souligner que dans une école, au sens moderne du terme, l’élève doit principalement s’efforcer de correspondre à un modèle qui lui est présenté. Son adéquation à ce modèle est mesurée par un examen lors duquel il doit montrer qu’il a retenu l’enseignement, peu importe qu’il l’ait compris, cela viendra - peut être - plus tard. De même, l’heure n’est pas encore venue pour lui d’affirmer ses propres interprétations.

Plutôt complémentaire qu’opposée à la formation, j’appelle initiation (du latin initium, commencement, se mettre en chemin) la transmission non plus de savoir(s) mais de moyens, permettant à ce qu’il convient d’appeler un apprenti plutôt qu’un élève, d’aller par lui-même à la recherche de sa personnalité professionnelle. Ce sont ici ses facultés d’interprétation et de jugement qui sont sollicitées, avec l’inévitable déformation de l’idée originale à chaque génération, c’est pourquoi ce mode de transmission me parait être plutôt analogique.

Pouët...

Prenons un exemple concret : la prise de son d’un trombone à coulisse.

La formation nous enseigne qu’il ne faut pas placer le micro directement en face du pavillon, mais légèrement en-dessus. En effet, le volume d’air qui sort de l’instrument est suffisamment important pour "coller" la pastille du micro et ainsi réduire considérablement la dynamique, et donc la qualité de la prise de son. Bien. Ce que l’initiation va maintenant apporter, c’est la prise de conscience qu’un trombone possède deux extrémités et qu’à l’autre, nous trouvons généralement un tromboniste. Celui-ci, voyant le micro un peu haut va tout naturellement, par crainte de ne pas être bien entendu, le viser et relever d’autant son instrument. Retour à la case départ. Formation numérique, dé-formation analogique, les mots en disent souvent plus long que nous ne croyons. La formation enseigne le micro, le câble, le bouton, l’initiation nous invite au dialogue avec nos semblables.

Tour de free-lance

Depuis des siècles, les Compagnons s’en vont parfaire leur apprentissage lors de leur fameux "tour de France". Notre apprenti-assistant, lui, va rester dans son studio et c’est la France, le monde, qui vont tourner autour de lui. Ingénieurs, musiciens, artistes, surgis des quatre points cardinaux, vont lui montrer les mille et une manières de faire. Comme pour les anciens bâtisseurs, cette période peut durer entre quatre et sept ans. Concrètement, elle représente au moins vingt mille heures de studio réparties sur plus de mille cinq cents séances. Ce qui veut dire, assister plus de deux cents ingénieurs, entendre sept cents kits de batterie, autant de basses, guitares, cordes, cuivres, percussions et autres. Savoir utiliser la totalité ou presque, des effets du commerce, noter tous leurs réglages sur les feuilles de "recall" lors d’innombrables séances de mixage. C’est aussi apprendre à résoudre les problèmes que ne manquent jamais de soulever les différents types de synchronisation : SMPTE, travail à l’image, word-clock et synchro vidéo ne doivent plus avoir de secrets. Enfin et surtout, c’est savoir rassurer, consoler, encourager dès le matin, malgré les nuits trop courtes, et jusqu’au matin avec le sourire. En d’autres termes, maîtriser la technique pour la faire oublier, motivé par l’amour du travail bien fait - de la belle ouvrage, et avec pour principal salaire le perfectionnement graduel de soi-même.

Lorsqu’il a atteint cette maîtrise, notre compagnon-assistant à en tête un bagage de dizaines de milliers de sons et, plus important encore, il sait comment obtenir chacun d’entre-eux. Grâce à tout ce qu’il a vu et entendu, il a affiné son goût, fait ses premiers choix, il est désormais en mesure de commencer à transmettre à son tour, et en le faisant il verra ce qu’il sait d’un œil nouveau. Ne sommes nous pas bien loin d’un simple transfert numérique d’informations, mais plutôt dans un système où l’interaction entre les divers intervenants ressemble beaucoup à de la diaphonie, pour reprendre notre analogie analogique. Comment le home studio, aussi performant soit-il, pourra devenir le lieu de rencontre, le chantier en perpétuelle construction nécessaire à cet échange ?

Au coin du bois

De tels lieux sont en train de disparaître, qui sans avoir l’air d’être liés à la musique de demain, la touchent pourtant directement, ce sont des forêts. Il en existe en Europe quelques unes, bien déterminées, dont provient l’ensemble du bois utilisé pour la fabrication des pianos et des violons de concert. Depuis des générations, les hommes qui entretiennent ces arbres se sont transmis une sorte de sixième sens leur permettant de savoir quel arbre choisir, à quel moment, et où en replanter. Effet de mode sans doute, les candidats à de tels métiers se font rares, et les facteurs d’instrument s’en sont alarmés. Experts envoyés sur le terrain, mesures, analyses, expériences, choix de quelques arbres d’après ces données, échec : les violons se brisent, le bois sèche mal, les pianos ne résonnent pas comme il faut et quand les instruments ne sonnent plus, c’est la musique qui en subit les conséquences. Nos arbres à nous, ce sont les assistants et les studios sont leurs pépinières. Si les home studios, qui n’ont pas les moyens techniques et financiers d’assurer l’apprentissage des jeunes, en arrivaient à mettre en péril l’existence même des studios, il en résulterait une baisse de la qualité technique de la production musicale à long terme. Dans un premier temps bien sur, avec l’arrivée du standard 24 bits et peut être de l’utilisation de fréquences d’échantillonnage supérieures, cette qualité va augmenter de façon notable, mais si parallèlement, le nombre de techniciens capables de dominer toutes les étapes de la réalisation d’un disque va en s’amenuisant, les progrès technologiques ne parviendront pas à compenser la perte des compétences de base, des forêts entières en témoignent. A moins que les ingénieurs de demain ne deviennent des plug-ins, un pour la prise de voix, un autre pour le son de caisse claire, un autre pour démarrer le mix et encore un pour choisir les effets.

Analogique ou numérique, le débat n’est pas clos, mais cette fois c’est de nos modes de pensée qu’il s’agit.