La fin de la musique en stéréo ?

Comme elles étaient belles les neiges d’antan. Discours presque aussi ancien que les montagnes elles-mêmes, qu’un nombre croissant de Cassandre nous assène depuis quelques mois, prophétisant la ruine de l’industrie du disque sous les coups des graveurs de CD et autres MP3, le tout sous l’oeil goulu, paillard, dur et cupide de "big brother" - roi de l’Internet. Plutôt que de jouer les Nostradamus d’opérette, tentons de voir la situation telle qu’elle est et l’un de ses avenirs possibles.

L’industrie de la musique, comme toute autre, possède sa chaîne alimentaire qui s’étend des artistes jusqu’au public. Pour composer, un artiste va probablement acheter un instrument, ce qui fait vivre des fabricants, des importateurs et des distributeurs, et peut être prendre des cours permettant ainsi à un professeur d’exercer son métier. Vient ensuite l’heure des maquettes et des premiers enregistrements. D’autres fabricants, importateurs et distributeurs vont ainsi bénéficier de l’artiste en herbe qui équipe son home studio. Avant d’atteindre le public, il reste à convaincre un producteur ou une maison de disques qui avance à l’artiste l’argent nécessaire à la réalisation d’un produit fini. Cette étape permet de faire vivre des musiciens, des techniciens et des studios qui à leur tour achètent du matériel, souvent haut de gamme, ce qui alimente encore d’autres fabricants, importateurs et distributeurs. La maison de disques, afin de rentabiliser son investissement, assure ensuite la promotion de l’artiste et de son oeuvre qui, dans le meilleur des cas, séduira un large public. Que ce soit pour acheter le disque ou le matériel nécessaire à son écoute, le public fait vivre une autre chaîne de fabricants, importateurs et distributeurs. C’est du-moins ainsi que les choses se passaient jusqu’à ces derniers mois, et la longueur de cette chaîne alimentaire justifiait le prix public de vente d’un disque compact.

Les temps changent

Mais la technologie et les moyens de production audio évoluant à grande vitesse depuis l’introduction du numérique (voici tout de même une quinzaine d’années), l’écart de qualité qui séparait jadis le petit du grand studio s’est considérablement réduit. Un ordinateur avec une bonne carte son, un logiciel approprié avec quelques plug-ins, une console numérique, un ou deux microphones corrects, un bon préampli quelques synthés et un échantillonneur, une paire d’enceintes amplifiées et vous voici à la tête d’un outil de production fiable et efficace pour le prix d’à peine huit tranches de SSL. Depuis peu, s’ajoute à cette configuration l’indispensable graveur de CD, technologie dont les détenteurs (Sony et Philips) ayant amorti leur frais de recherche, développement et fabrication, peut aujourd’hui être mise à la portée de tous. La musique en stéréo ne coûte donc maintenant plus grand chose à produire, mais faut-il encore la distribuer...

Internet

Depuis plusieurs années, les moyens techniques de production devenant comme nous l’avons vu de plus en plus abordables, est apparu un courant dit indépendant (parfois aussi alternatif). En d’autres termes, des producteurs n’ayant pas les moyens financiers des grosses maisons de disques, prenaient en charge la production d’albums pour par la suite utiliser soit des réseaux de distribution parallèles soit directement la "force de vente" des majors. Là encore, l’évolution des moyens de communication et notamment la démocratisation de l’accès au réseau des réseaux remet en cause ce mode de fonctionnement. Après tout, pourquoi ne pas imaginer qu’un artiste ayant réalisé son album à la maison ait la possibilité de le vendre directement sur Internet ? L’utilisation de plus en plus fréquente de l’algorithme de compression du signal connu sous le nom de MPEG Layer III (ou MP3) permet de placer sur un CD-Rom environ dix heures de musique. Bien sur la qualité audio en souffre un peu par rapport à un CD audio standard, mais la musique dans ce format devient facilement téléchargeable. Un artiste pourrait ainsi vendre son oeuvre directement, sans passer par un quelconque intermédiaire. Ce seront bientôt 500 millions de personnes qui seront connectées à Internet, et si parmi ces 500 millions seuls 5 000 décident d’investir une poignée de dollars dans un album, cela peut constituer un revenu tout à fait acceptable pour l’auteur, considérant qu’il n’est point besoin de partager la somme ainsi acquise avec un éditeur et une maison de disques. L’acquéreur peut ensuite soit conserver les chansons sur son disque dur, soit graver un CD. Cette perspective est celle qui effraie aujourd’hui tant d’acteurs de l’industrie musicale. En effet, cela revient à dire que les coûts de productions et de distribution étant ramenés à leur strict minimum, la musique enregistrée - telle que nous la connaissons depuis l’apparition du disque microsillon - n’a pour ainsi dire plus de valeur marchande. A première vue, cette situation peut donc sembler de nature à faire s’effondrer des pans entiers de la chaîne alimentaire dont il était question plus haut, principalement les gros studios, leurs techniciens, certaines maisons de disques et des distributeurs. Par réaction en chaîne, les fabricants de matériel haut de gamme et donc des importateurs et des distributeurs seraient aussi touchés, sans parler du manque à gagner pour les futurs ingénieurs du son qui, avec l’extinction des studios perdraient le meilleur terrain d’apprentissage. Ceci dit, pouvons nous sérieusement penser que les inventeurs du CD "lâchent" leur technologie par pure philanthropie et sans projet de remplacement ? Ne serait-ce pas scier la branche sur laquelle ils sont assis ? Imaginons plutôt une autre solution...

Au delà de la stéréo

Pour maintenir la bonne santé économique de tous les maillons de la chaîne, il conviendrait donc de rétablir l’écart qui autrefois séparait les grandes productions discographiques de celles disons semi-professionnelles voire amateur. Imaginons un instant un disque compact, de même taille que ceux que nous connaissons mais capable de contenir tellement plus d’information que nous pourrions y placer 6 pistes audio d’une résolution de 24 bits et à une fréquence d’échantillonnage double ou quadruple de l’actuel standard. Ceci est une assez bonne définition du DVD-Audio. Voyons donc dans cette optique si chacun peut alors survivre.

Les aspects techniques

Où sera-t-il possible d’enregistrer et mixer un projet en 5+1 ? Il y a fort à parier que ce format nécessitera la mise au point de nouvelles techniques de prise de son. Dans un premier temps, il faudra inventer de nouveau mode de couplage des micros avant que des grandes marques ne développent des micros dédiés. Ceci est et restera un élément coûteux de l’équipement d’un studio, sans compter le fait qu’un bon micro ne donne de bons résultats que si la pièce où il est utilisé bénéficie d’une acoustique adéquate. Bref ceci s’appelle un grand studio. Il faudra aussi des enregistreurs de qualité et nous savons tous que les convertisseurs ne sont pas donnés. Le direct-to-disk aura bien sur son mot à dire, mais des prises en 5+1, 24 bits à 96 KHz consomment la bagatelle de 90 Mo par minute enregistrée, nos ordinateurs devront donc faire des progrès au niveau de leur puissance de calcul ainsi que du débit et de la vitesse d’accès aux disques dur. Les systèmes de sauvegarde des données devront aussi être sérieusement améliorés. Coté mixage, là encore de nouveaux effets apparaîtront. La simple stéréo étant dépassée les fabricants développeront des processeurs spécifiques au traitement du signal en multicanal sur des appareils possédant au moins deux entrées et six sorties. La puissance de calcul nécessaire à de tels appareils fait qu’il est à l’heure actuelle difficile d’en imaginer des versions plug-in, tout au moins en temps réel. Ce genre d’effets ne sera pas pour le home studio avant un moment. Quand bien même le serait-il, il est impératif pour bien mixer, d’avoir un système d’écoute fiable et précis. En stéréo, pas de problèmes, une bonne paire d’enceintes amplifiées ne sera pas trop sensible à la qualité du traitement acoustique de la cabine où elle est utilisée. En tout cas, les défauts éventuels pourront être compensés au mastering. En 5+1, ce n’est plus la même histoire et si l’on souhaite un confort d’écoute correct il faut faire appel à de gros systèmes multi amplifiés, parfaitement réglés au départ puis contrôlés régulièrement par des techniciens compétents et bien sur installés dans des cabines dont l’architecture et le traitement acoustique doivent être irréprochables. Enfin ces techniques d’enregistrement et de mixage (mais aussi de mastering) devront être confiés à des professionnels sachant tirer le meilleur parti de ces nouveaux équipements.

Les aspects commerciaux

Une fois la musique produite, il reste à la vendre. Avec ce nouveau format, plus question de copie grâce à de nouvelles méthodes de cryptage, ni de téléchargement sur Internet compte tenu de la gigantesque place qu’occuperont les données contenues sur le DVD-Audio. En outre, les coûts de production d’un album à ce format seront tels que seules de grandes sociétés ayant les reins solides pourront s’y aventurer. Voici donc comment, en deux paragraphes, nous avons trouvé une raison d’être non seulement aux fabricants, importateurs et distributeurs de matériel professionnel, mais aussi aux grands studios et à leur personnel, aux maisons de disques et aux distributeurs du produit fini - les disquaires. Il ne reste pour ainsi dire plus qu’à convaincre le public de s’équiper, ce qui fera vivre les fabricants, importateurs et distributeurs de matériel grand public. D’abord, point ne sera besoin de reconstituer toute sa discothèque, car en vertu du principe de "qui peut le plus peut le moins" les nouveaux lecteurs sauront aussi lire les CD actuels en plus des DVD-Audio et vidéo. La fusion de la chaîne hi-fi et de la télévision sera également un plus : fini les enceintes disposées un peu n’importe comment car l’écran constituera un point de repère facilitant l’installation des 6 enceintes. Enfin, des études effectuées récemment ont montré que l’endroit le plus propice pour l’installation d’un système de diffusion multicanal, et qui offre les sensations les plus impressionnantes est la voiture. Tiens, le bruit court que Sony proposera dès Noël un autoradio avec lecteur DVD-A...

En conclusion

Si l’industrie de la musique souhaite continuer de faire vivre tous ses acteurs, il y a fort à parier que la musique du prochain siècle sera - comme elle a toujours été - à deux vitesses. D’un coté, les artistes "en devenir" : encore peu connus et avec l’aide de "petits" producteurs indépendants, ils produiront à faible coût de la musique en stéréo qu’ils commercialiseront en dehors des grands circuits de distribution. Amélioration par rapport à ces dernières années, Internet leur permettra tout de même de toucher une large audience, et donc ainsi de vivre correctement de leur création. S’ils sont très talentueux et déclenchent un véritable engouement médiatique, ils pourront alors être repérés et récupérés par les multinationales qui seules auront les moyens de financer les coûteux projets des grands artistes, marchands de rêve et clients de la fine fleur des studios et techniciens. Ceux-ci offriront au public une expérience sonore (et probablement assez vite visuelle également) d’une qualité et d’une richesse hors de portée des home studios, ce qui justifiera le fait de vendre un DVD-A plus cher qu’un CD actuel. En outre, ces grands artistes ne manqueront pas de susciter des vocations chez les jeunes qui à leur tour apporteront de nouvelles idées et de nouvelles technologies dont il faudra bien financer la recherche et le développement. Bref, aux prophètes de malheur que nous entendons trop, nous avons envie de dire "va en paix et ne pèche plus".