Il ne faut plus utiliser le MP3
[ août 2002 ]Tous les amoureux de musique sont aujourd’hui familier de ce format de fichier qui, s’il fait trembler les maisons de disques, sait aussi faire frémir - de plaisir cette fois, les ayants-droit de sa licence d’exploitation, au moment où une fois le standard apparemment bien établi, ceux-ci commencent à présenter la facture. Et s’il y avait une échappatoire...
Que d’encre, que de frais d’avocats, que de nuits de téléchargements ont été dépensés sans compter au nom de la liberté à cause de, ou faut-il écrire grâce à, ce désormais incontournable MPEG Layer III, emblème majeur de l’avènement de l’ère numérique. Mais la liberté ayant ceci de particulier que nous ne la mesurons qu’en fonction de l’impression qu’on a d’en être privé, de quoi parle-t-on exactement ? De la liberté qu’ont les artistes et leurs producteurs de protéger leurs parts de droits d’auteur et de production ? Oui certainement. De la liberté de ces mêmes artistes de diffuser tout ou partie de leur oeuvre sans avoir à payer de droits d’encodage ? De la liberté des éditeurs de logiciels tels que Winamp, Audion ou iTunes de pouvoir offrir aux utilisateurs de leurs produits des fonctions de lecture et d’encodage avancées sans avoir à les pénaliser d’un sur-coût du à la technique employée ? Oui, aussi. De la liberté enfin des utilisateurs de pouvoir utiliser un logiciel de lecture et d’encodage de musique sans avoir à craindre qu’un processus caché ne soit utilisé pour espionner leur comportement dans le but de générer leur "profil conso" au détriment du respect le plus élémentaire de la vie privée ? Oui surtout.
Cherchez la firme
Quelques rappels s’imposent tout d’abord. C’est en 1987 que le département audio et multimédia de la société allemande Fraunhofer [1] en collaboration avec le professeur Dieter Seitzer de l’université d’Erlangen, se lança dans des travaux de recherche sur l’encodage de signaux audio dans le cadre du projet Eurêka 147 de radio numérique DAB (pour Digital Audio Broadcasting). L’avancement de ces travaux se fit connaître à travers une série de conférences présentées principalement lors des conventions de l’AES (Audio Engineering Society), la première ayant eu lieu lors de la quatre-vingt quinzième convention, à Amsterdam en Octobre 1993, la même année que l’adoption de la norme ISO correspondante. Depuis 1998, Fraunhofer propose l’utilisation de sa technologie à travers un système de licences géré par le groupe Thomson Multimédia. Les différentes licences visant à autoriser l’encodage ou la lecture du format mp3 ne concernent pas directement les utilisateurs finaux, c’est à dire nous. En fait Fraunhofer et Thomson visent les éditeurs de logiciels ainsi que les fabricants de matériel qui souhaiteraient intégrer cette technologie à leur produits, logiciels de musique de type "juke box" (iTunes, Winamp, Real Juke Box, etc.), logiciels de jeux (l’utilisation du format mp3 diminuant d’un facteur 10 le poids des fichiers sons) et aussi baladeurs, lecteurs CD portables ou de salon, lecteurs DVD, etc.
Gratuit ne veut pas dire gratuit
Il découle de ce qui précède que lorsqu’une société vous offre un logiciel (il est effectivement encore rare que l’on offre du matériel) dont l’une des fonctions est de décoder ou d’encoder du mp3, quelqu’un paye tout de même quelque-chose aux ayants droits de la technologie. Il faut donc bien que ce quelqu’un récupère sa mise, si possible avec bénéfice, et c’est ici que plusieurs techniques sont mises en jeu :
Programme payé indirectement
C’est le cas des programmes livrés avec un système d’exploitation propriétaire, par exemple iTunes ou Windows Media Player. Le premier, même s’il peut être téléchargé gratuitement depuis le site Apple, nécessite Mac OS X ou Classic pour fonctionner, ce qui fait bien sur partie du prix d’achat de l’ordinateur. Idem pour WMP avec la nuance qu’à une certaine époque Microsoft a tenté de proposer son propre format de compression de fichiers audio et vidéo, l’ASF. Dans la pratique, ce dernier demeure assez peu utilisé, mais son existence explique en partie le fait qu’il existe une version de WMP gratuite pour Macintosh, dont la fréquence de mise à jour est d’ailleurs et de manière significative, assez faible.
Programme bridé
Aux deux programmes précédemment cités (car il est bien sur possible d’appartenir à plusieurs catégories), s’ajoute ici principalement Real Player et son dérivé Real Juke Box. Le principe est simple, on offre gratuitement un programme dont les fonctionnalités n’étant que partielles, va rapidement frustrer l’utilisateur afin de l’encourager à acheter la version complète du programme, souvent appelée "pro" de façon assez paradoxale. Dans cette catégorie, il est également possible de ranger les programmes dont l’utilisation peut être limitée dans le temps, autre moyen de frustrer l’utilisateur et d’encourager l’acte d’achat. D’une certaine manière c’est ainsi que Fraunhofer et Thomson sont les premiers à suggérer l’abandon du format mp3... au profit du mp3pro dont le cadre juridique d’utilisation a été encore plus soigneusement verrouillé par leurs soins.
Programme intrus
Dernière grande catégorie, toujours compatible avec les deux précédentes, le programme intrus est celui qui va "justifier" sa gratuité en affichant des bannières publicitaires ou pire en observant votre comportement, parfois à votre insu, sous forme de questionnaire détaillé sans lequel vous ne pouvez pas utiliser correctement le programme. Poussé à l’extrême un programme de ce type peut tomber dans la catégorie des programmes espions (en anglais "spyware") qui envoie régulièrement des informations telles que liste de fichiers mp3 (ou autres) sur votre disque dur, équipements informatiques reliés à votre ordinateur, sites fréquemment consultés sur internet. Le but de l’opération consiste à générer des statistiques visant à rendre plus efficaces les offres commerciales que certains sites marchands prêts à payer pour obtenir ces informations pourraient vous proposer. Un exemple de ce type est le célèbre logiciel Kazaa.
Et la norme ISO ?
Pourtant nous direz-vous avec raison, puisqu’il existe une norme ISO définissant les caractéristiques d’un fichier mp3, il doit bien être possible de créer des programmes de lecture et/ou d’encodage à partir de cette norme et en dehors de toute allégeance à Fraunhofer et Thomson ? Bien sur, et moyennant à peine plus de deux cents francs suisses vous pourrez acheter les documents ISO/IEC 11172-3:1993 et ISO/IEC 13818-3:1998 directement depuis le site de l’Organisation Internationale de Normalisation. Rassurez-vous, certains ne vous ont pas attendu et ont déjà programmé, et même amélioré, les algorithmes présentés dans les pages de ces documents. Le plus célèbre d’entre eux sans doute s’appelle Tord Jansson, vit en Suède et est l’auteur de BladeEnc, un encodeur mp3 optimisé pour la qualité (ce qui se fait au détriment de la vitesse) et qui donne des résultats parmi les meilleurs lorsqu’on utilise des débits élevés (> 128 kbps). Mais c’est ici que les ennuis continuent et qu’intervient la notion de brevet logiciel. En effet, là où le droit d’auteur (au niveau industriel) interdit la copie tout en permettant l’imitation des fonctionnalités ou des techniques, le brevet logiciel, s’il venait à être entériné au niveau international et plus particulièrement en Europe pour ce qui nous concerne directement, aurait pour conséquence de permettre aux grands groupes d’interdire totalement la concurrence de petites sociétés et à fortiori des développeurs indépendants. En reprenant l’exemple de BladeEnc, seul son code source est disponible sur le site de son auteur car la livraison du programme sous forme de binaires exécutables risquerait d’entraîner un procès de Thomson/Fraunhofer. A titre anecdotique, signalons au passage le cas de la distribution via internet d’un système de décryptage des clefs logicielles CSS qui servent d’ordinaire à chiffrer le contenu des disques DVD. Ce système de décryptage vaut à son auteur, Jon Johansen, 16 ans au moment des faits, d’être poursuivi par la très puissante MPAA (Motion Pictures Association of America) depuis près de deux ans au motif d’avoir créé un programme lui permettant de visionner les DVD sous GNU/Linux étant donné qu’aucune société ne s’était encore penchée sur le cas de ce système d’exploitation. Il risque trois années de prison. Rappelons tout de même que la copie d’un disque pour usage privé (cassette dans la voiture, mp3 pour l’ordinateur au bureau, etc.) est tout à fait légale et que ce droit fait partie de ce que l’on paie dans le prix d’un CD. Pourtant, nous retrouvons là encore un discours visant à encourager l’utilisation d’un format autre que le mp3, un format qui serait encore mieux protégé et interdirait toute reproduction du contenu d’un support audio/vidéo. Discours qui émane des mêmes groupe qui il y a encore peu de temps, intentaient un procès à la société Diamond, fabriquant du premier baladeur mp3, le Rio.
Mais alors, tout est perdu ?
Pas du tout. Un petit village d’irréductibles programmeurs résiste encore et toujours et vient de publier la version 1.0 d’un système d’encodage audio qui offre un rapport qualité/poids de fichier plus performant encore que celui du mp3 : Ogg Vorbis. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans des considérations techniques détaillées quant aux mérites comparés des format mp3 et ogg en termes de qualité audio (ou plus exactement de moindre dégradation du signal original) mais de bien s’attacher à saisir la différence fondamentale qui existe entre les deux au niveau de leurs licences d’exploitation respectives puisqu’au contraire du mp3, le format ogg est libre et "open source". Libre signifie ici que vous avez le droit de faire absolument tout ce que vous voulez avec l’encodeur/décodeur ogg, même celui d’y apporter des modifications pour l’adapter à des besoins particuliers, à la seule condition que les noms des auteurs originaux apparaissent clairement dans votre produit et, le cas échéant, que vous rendiez disponibles les éventuelles modifications apportées au programme par vos soins. Open source signifie que le code source du programme est à votre disposition ce qui vous permet, en plus de le lire et de le modifier, de vous assurer qu’il n’y a pas de fonctions cachées visant à contrôler l’utilisation que vous pourriez faire du programme. À l’heure où la RIAA (Association Américaine de l’Industrie de l’Enregistrement) cherche par tous les moyens à faire pression sur le congrès américain pour faire voter des lois imposant aux constructeurs de matériel informatique d’intégrer à leurs produits des systèmes de "surveillance", le petit monde de l’informatique open source (qui dépasse de loin le simple cadre de la musique évoqué dans cet article), commence à pas mal déranger. Chose assez amusante, des représentants de Microsoft ont expliqué à la RIAA qu’ils poussaient le bouchon un peu loin, c’est dire. Mais essayons de passer en revue les quelques cas de figure dans lesquels cette différence entre logiciels libre (ogg) et propriétaire (mp3) peut peser lourd dans la balance :
Matériel audio
Même les téléphones mobiles prétendent devenir des baladeurs mp3, créneau dans lequel l’offre s’est étendue de manière très impressionnante ces derniers mois alors, comme nous le rappelions plus haut, que le premier fabricant de ce type d’appareil se voyait intenter un procès. Les temps changent, et c’est bien normal. Si vous êtes un industriel et souhaitez fabriquer ce type d’appareil, en y intégrant le format mp3, il faut donc passer à la caisse et payer à Fraunhofer et Thomson un droit pour la mise en oeuvre de leur technique. Moyennant un certain supplément, il vous sera même possible d’y ajouter le format mp3 "pro", et bientôt aussi le MPEG-2 AAC (pour Advanced Audio Coding), techniques qui en plus d’améliorer la qualité audio (parait-il), offriront une sécurité accrue concernant la gestion du droit d’auteur numérique, vous permettant donc - toujours en tant qu’industriel, de mieux "fidéliser" les acheteurs de votre produit. Aucun effort financier ne vous sera demandé pour ajouter le format ogg, puisque celui-ci est libre et fera au passage de votre produit un appareil sans doute plus universel (car la gestion du droit d’auteur numérique à encore bien du chemin à faire avant de s’appuyer sur un standard). Et si vous souhaitez produire un lecteur très bon marché, l’utilisation du seul format ogg le rendra d’un rapport qualité prix imbattable. De plus, si à l’avenir des améliorations notables de la qualité audio survenaient, vous comme les utilisateurs de vos produits, en bénéficieront sans devoir remettre la main au portefeuille, rendant ainsi vos produits toujours plus attractifs.
Logiciels
Et si vous étiez éditeur de logiciels ? Les jeux pour ordinateurs représentent un marché colossal et font appel à des bandes sons parfois plus travaillées que celle de certaines productions hollywoodiennes. Pour des raisons techniques bien compréhensibles, il est important d’utiliser pour les parties audio un format de fichier compressé. Là encore, si vous choisissez le mp3 il vous faudra payer la licence et donc répercuter ce coût sur le prix public de vente. Ici l’avantage d’ogg devient très clair et se passe de tout commentaire additionnel. Il en va de même pour les logiciels "juke-box" dont la majorité sait depuis des mois déjà lire les fichiers ogg (Winamp, Lecteur Quicktime, Audion, MacAmp, etc.)
Diffuseur
Encore timide, car soumis à l’évolution de l’équipement des foyers, la radio par internet est pourtant déjà une réalité dont le nombre d’auditeurs grandit rapidement. Que ce soit la diffusion d’un programme musical ou la retransmission d’un évènement quelconque, à chaque technique employée correspond ici aussi une licence d’exploitation. Comme de bien entendu l’utilisation du mp3 imposera l’achat d’un droit à Fraunhofer et Thomson alors qu’un flux au format ogg n’impose aucun surcoût.
Conclusion
Indépendamment des questions presque industrielles évoquées dans les paragraphes précédents, l’importance de l’existence de formats de fichiers libres de droits, utilisés par des programmes dont le code source est disponible (open source) tient en trois points fondamentaux :
- Gratuité : alors que l’ordinateur est un équipement domestique de plus en plus accessible il est important qu’un nombre grandissant de programmes soit gratuit afin de ne pas amplifier la "fracture numérique".
- Pérennité : il faut aussi pouvoir s’assurer que les oeuvres encodées aujourd’hui pourront toujours être décodées dans deux, dix ou trente ans. En supposant qu’une société ait de fait un monopole sur le format de fichier utilisé et/ou sur le programme d’encodage/décodage (format propriétaire) et qu’elle décide de modifier sa technique ou si elle cesse son activité, tout est perdu à moyen terme. Par contre, si le format de fichier est libre de droits et si le code source du décodeur est disponible, il y aura toujours un moyen d’adapter ces informations aux ordinateurs à venir pour relire des fichiers anciens.
- Transparence : voila un mot qui dont le sens a été habilement travesti ces dernières années. On a aujourd’hui tendance en effet à appeler "transparente pour l’utilisateur" une procédure qui, sous prétexte de simplicité, dissimule tout ou partie de son action. En français il conviendrait d’appeler ce genre d’action "opaque pour l’utilisateur", mais c’est nettement moins rassurant. Là encore, la disponibilité aux yeux de tous de la totalité des fonctions d’un programme, seule véritable transparence, permet de s’assurer du respect des libertés individuelles.
Tout le monde se tue à vous le répéter : "n’utilisez plus le mp3 !"
Les uns voudraient vous voir préférer un système leur permettant de vous facturer la moindre copie, le moindre transfert, la moindre écoute de musique.
D’autres vous proposent une liberté responsable où toutes les possibilités techniques restent ouvertes en faisant appel à l’intelligence de chacun pour le respect de tous. Si un tel modèle peut vous séduire, nous ne saurions trop vous conseiller de vous intéresser de près à Ogg Vorbis tout en rappelant que ce qui vaut pour des fichiers audio reste vrai pour tous les formats numériques, qu’il s’agisse de vidéo, de traitement de texte, de tableur, d’image, etc.