Culture et internet
[ 19 janvier 2012 ]Je place ici un mot que j'ai rédigé en réaction à un billet de Paul Jorion intitulé SOPA : LES AMÉRICAINS NE RIGOLENT PAS AVEC LA LIBERTÉ ! Au vu des événements postérieurs liés à le fermeture de Megaupload, ce mot précise quelques points sur les évolutions en cours en dépit des tentatives de l'industrie culturelle, dont la violence ne fait que souligner le caractère désespéré, de préserver les modèles économiques du passé.
[note: je profite de pouvoir éditer le message pour corriger quelques fautes d'accord et de ponctuation, c'est ce qui explique les légères différences par rapport à l'original]
Ce débat me paraît renvoyer à la distinction que Paul Jorion a opérée entre le bourgeois et le citoyen.
Le droit d'auteur, à son origine, visait à établir un point d'équilibre entre les intérêts particuliers de l'auteur (le bourgeois) et l'intérêt général du public à accéder à la culture (le citoyen).
Comme l'a dit William Patry, un grand spécialiste américain du copyright, ce droit à aujourd'hui perdu ce caractère de point d'équilibre et est utilisé pour protéger des modèles économiques obsolètes.
La révolution numérique pose de plus une question de fond sur la nature de la culture. Au départ, on pourrait penser que le mot renvoie à un ensemble de pratiques, croyances (pas uniquement au sens religieux), coutumes et histoires propres à un groupe humain. Dans ce sens, la culture serait fabriquée par la masse et se diffuserait dans un mouvement ascendant.
Mais depuis la première révolution industrielle, une autre définition est apparue : la culture est ici une sorte de "grâce" conférée à des êtres exceptionnels et qui donc se diffuse dans un mouvement descendant de ces êtres (et leurs producteurs) vers la masse qui s'en trouve ainsi "cultivée", exactement comme on verse de l'engrais sur des poireaux. C'est cette culture qui fait l'objet d'une exploitation commerciale car elle permet de créer de la valeur là où il n'y a pas de richesse.
Accessoirement, cette seconde définition de la culture a pour vocation de remplacer la religion dans sa fonction d'explication du statut social. Pourquoi suis-je pauvre et malheureux tandis que mon voisin, qui à mes yeux n'a rien de plus que moi, est-il riche et heureux ? Avant, la réponse était de nature transcendante : la volonté du ou des dieux, l'influence des planètes, le destin, la fatalité, appelons-ça comme on veut, il s'agit d'une influence externe. Le message est ici "supporte ton sort sans te plaindre, ça ira mieux pour toi quand tu seras mort".
Mais avec la révolution industrielle, on voit bien que l'explication ne tient plus, on veut du rationnel. Petit à petit l'artiste (même étymologie qu'artisan = celui qui maîtrise une technique) est rebaptisé "créateur" et son travail "création", ce qui le place aussi dans le domaine religieux. La réponse à la question devient alors : si tu est pauvre et lui riche, c'est parce que tu n'es pas aussi cultivé car tu n'as pas bien travaillé à l'école, c'est de ta faute. On passe de la transcendance à l'immanence. Le message est devenu : "supporte ton sort sans te plaindre, ça ira mieux pour tes enfants après ta mort."
[nda: Si le message de fond reste le même, obéis et tais-toi, l'accumulation et la transmission du patrimoine prennent nettement le pas sur le salut personnel.]
La refonte du droit d'auteur, qui en effet parait inévitable, suppose donc aussi de remettre en cause des schémas de pensée très profondément ancrés en nous depuis des siècles car bien que modeste économiquement, il est un pilier de la société comme le montre aussi le fait de l'avoir baptisé "propriété intellectuelle" — une sacralisation de plus. Au travers du droit d'auteur, c'est d'abord à la propriété que l'on touche, c'est ce qui rend la question si sensible.
Le problème de fond de ces lois (hadopi comme sopa) est que leur objectif n'est pas d'assurer directement la rémunération des auteurs, mais de protéger les circuits d'investissements de la production artistique qui indirectement permettent l'exploitation d'une ultra-minorité d'auteurs. Dans cette optique, ne sont considérés comme auteurs que ceux dont le travail est économiquement exploitable (les fameux êtres exceptionnels dotés d'une grâce).
Ce décalage entre objectifs avoué et réel est la cause de leur échec car les dirigeants économiques et politiques n'ont toujours pas compris que "la masse" est aujourd'hui éduquée, informée et nettement moins sotte qu'ils ne semblent l'imaginer.
Quant à la question de la solution, elle est encore très floue. Le spectre part de l'abolition de la propriété intellectuelle que l'on peut défendre en tant qu'elle constitue un obstacle majeur à la concurrence "libre et non faussée" si chère à nos amis libéraux. Le problème est alors que l'on revient au temps d'avant Beaumarchais en finançant le travail de production d'un original mais plus l'exploitation qui en est faite ensuite. Ce qui conduit à l'autre bout du spectre au maintien du droit d'auteur dans sa forme actuelle avec un mécanisme de licence globale pour la diffusion sur internet. Tout particulier devient alors une sorte de station de radio/télé et paie une somme forfaitaire pour diffuser ce qu'il veut. Des outils suffisamment précis existent pour mesurer ce que le public échange, écoute ou regarde ce qui permet de calculer une répartition juste. Répartition qui pourrait même être faite en Bitcoins pour être tout à fait transparente. Ne pas oublier que lorsqu'on achète une chanson en mp3 sur internet, la commission de l'organisme qui assure la transaction bancaire est supérieure aux droits versés à l'auteur. (voir le rapport d'Andrew Gowers, ex rédacteur en chef du Financial Times, pour le compte du parlement britannique en 2006)
Mais alors, il faudrait déroger au principe du droit d'auteur selon lequel une œuvre est protégée du seul fait de sa création et établir pour les échanges sur internet un catalogue des œuvres pour lesquelles l'auteur souhaite être rémunéré. L'inscription à ce catalogue serait payante, un peu à l'image des noms de domaine, ce qui permettrait à tout un chacun d'y inscrire son travail, même en l'absence de producteur ou d'éditeur. Evidemment, un contrôle de l'originalité serait opéré au moment de l'inscription. Bien entendu, les producteurs dont le modèle économique actuel est fondé sur la rareté, n'ont pas intérêt à voir leur gâteau divisé en millions de parts, c'est une raison de leur opposition. L'autre raison principale étant qu'un tel modèle de rémunération — dont on voit mal en quoi il dérogerait à la règle du 80/20 (80% des bénéfices dans 20% des mains), renverserait le rapport de force entre artistes et producteurs, les derniers ne devenant alors que des prestataires des premiers.
Mais malgré tout, peut-être pourrons-nous évoluer vers ce genre de société, où le partage et la coopération remplaceraient la compétition. Ce serait pas mal.