Musique et crypto-monnaie: avenir radieux ou début des vrais ennuis ?
[ 10 juin 2011 ]Une monnaie libre et open-source qui se crée et s'échange dans un réseau P2P peut-elle faire aux États ce que bittorrent a fait aux majors ?
Difficile en ce moment de ne pas entendre parler de Bitcoin. Cette monnaie numérique qui se crée et s'échange sur un réseau P2P chaque jour plus vaste et qui fait l'objet de spéculations enthousiastes, parfois jusqu'au délire.
Le propos de ce billet n'est pas d'expliquer les mécanismes techniques ni les analyses économiques qui sous-tendent cette économie parallèle en voie d'expansion. Par contre, il m'a semblé intéressant d'examiner certains des liens qui peuvent être faits avec les échanges de musique qui ont propulsé le P2P au cœur des débats et qui ne sont pas fondamentalement différents des échanges de bitcoins.
Ces liens sont de deux ordres: d'une part, tenter de voir si bitcoin peut aider à l'établissement d'un modèle de rémunération de la création en étant utilisé pour la collecte et la redistribution automatisée des droits d'auteur et, d'autre part, imaginer la réaction possible des institutions face à bitcoin en s'inspirant de celle des industries culturelles face à l'échange de fichiers musicaux.
Avant d'entrer dans le détail de ces considérations, il faut tout de même évoquer quelques éléments constitutifs de bitcoin.
De manière très schématique, il s'agit d'une monnaie dont l'usage est identique à celui des billets et pièces que nous connaissons. C'est à dire que le transfert d'une personne à une autre peut se faire directement, sans intermédiaire, ce qui constitue une révolution dans les échanges numériques puisque jusqu'ici il fallait passer par une banque et faire un transfert de compte à compte. Avec bitcoin, fini les banques. Votre ordinateur stocke un porte-monnaie numérique que vous utilisez exactement comme un vrai, avec les mêmes risques — n'oubliez pas de faire des sauvegardes.
Ah!? Mais si je peux sauvegarder, alors je peux dupliquer mon porte-monnaie et avoir deux fois plus de bitcoins ?
Non, c'est tout le génie du mécanisme. Chaque bitcoin possède la trace, sous forme de signature cryptographique, de toute son histoire. Le réseau, avant d'accepter une transaction, effectue une vérification de la validité de cette signature, ce qui empêche de pouvoir dépenser le même bitcoin plus d'une fois. En gros, c'est comme si chacun d'entre nous avait toujours à disposition un registre contenant l'historique de chaque billet de banque jamais fabriqué, et que ce registre se mette à jour tout seul, pour tout le monde, à chaque fois qu'un billet change de main. Ainsi, il est également impossible à un faux-monnayeur d'injecter de faux bitcoins dans le réseau car ces faux-bitcoins seraient immédiatement repérés et donc automatiquement rejetés par le réseau.
Mais alors, qui les fabrique ?
Le réseau dans son ensemble. En même temps que chaque ordinateur connecté à ce réseau vérifie la validité des transactions, il s'efforce de résoudre un problème mathématique très compliqué. Lorsqu'un ordinateur trouve une solution, il la diffuse sur le réseau et si les autres ordinateurs confirment que la solution est correcte, le porte-monnaie du découvreur se voit augmenté de 50 BTC.
Plus il y a d'ordinateurs connectés, plus ils trouvent vite de nouveaux bitcoins. Pour faire en sorte que le rythme de création soit constant, le problème à résoudre devient de plus en plus difficile et le nombre de bitcoins créés à chaque découverte diminue. À terme, un peu avant 2040, il y aura légèrement moins de 21 millions de bitcoins en circulation. Jamais plus.
Donc, se connecter au réseau ne risque-t-il pas de ne plus présenter d'intérêt si on ne va plus gagner de bitcoins ?
À ce stade, l'incitation sera de toucher des commissions sur les transactions. En pratique, virer une somme d'un porte-monnaie à un autre passe par de nombreux nœuds du réseau. Celui qui envoie l'argent peut décider de payer des frais de transaction qui feront que sa demande sera transmise de façon prioritaire par les autres nœuds du réseau. Ces sommes, orphelines en quelque sorte, car rappelez-vous l'essentiel, il n'y a aucune banque pour prendre une commission, serviront à rémunérer ceux qui continueront à effectuer les calculs complexes servant à vérifier et sécuriser les transactions au bénéfice de tous.
Un dernier mot avant de revenir à la musique. Le transfert de bitcoin s'effectue d'une adresse vers une autre. Dans votre porte-monnaie bitcoin, vous pouvez créer autant d'adresses que vous le voulez, il est même recommandé d'en utiliser une par transaction. Ceci implique que les transactions sont transparentes, chacun peut voir quelle somme est transférée entre deux adresses. Mais elles sont aussi anonymes, car il est très difficile de savoir qui se trouve derrière telle ou telle adresse, si cette personne n'a pas rendu l'adresse publique.
Par exemple, vous pouvez m'envoyer des bitcoins (des fractions de bitcoins plus probablement, la plus petite unité étant de 0,00000001 BTC) à l'adresse 1KQgg1TP3EvLy59GyKoggKe1UTXswiGzW
Et ensuite voir combien a été transféré à cette adresse en suivant ce lien
Enfin, tout cela est basé sur des algorithmes publiés, connus et les logiciels sont open-source, seule garantie possible de la transparence absolue de l'ensemble du système.
Tout cela étant posé, rêvons un peu...
Je n'ai pas changé la position qui est la mienne depuis plus de dix ans, un fichier musical mp3 ne devrait pas être un produit que l'on vend mais un outil de promotion que l'on donne pour ensuite vendre autre chose, soit un support au format audio de meilleure qualité, un DVD ou mieux un Blu-Ray collector avec des bonus, des vidéos, ou encore des places de concert, du merchandising, etc.
Toutefois, il est clair que cela pose un problème de droit d'auteur. En effet, en principe toute reproduction ou diffusion d'une œuvre protégée doit déclencher le paiement de ces droits, principalement à l'auteur ainsi qu'aux personnes ayant contribué d'une manière ou d'une autre à faire en sorte que cette œuvre ne soit pas qu'une simple idée mais accède à une existence concrète.
Bitcoin peut aider à réconcilier cet antagonisme
Imaginons que l'on crée un client P2P qui permette à la fois l'échange de fichiers musicaux et la gestion de transaction en bitcoins. La chose est facile puisque ces deux techniques sont open-source.
De là, l'artiste qui serait d'accord pour que les fichiers mp3 de son travail puissent être échangés gratuitement va apposer une signature numérique sur le fichier permettant à la fois de vérifier qu'il est bien l'auteur et donc de donner accès à l'adresse bitcoin sur laquelle verser les droits.
Lorsque ce fichier serait échangé sur le réseau P2P, le logiciel d'échange verserait automatiquement une certaine somme à chaque fois que le fichier sera téléchargé à 100%. En principe, selon le droit d'auteur, ce devrait être le client qui diffuse le fichier qui doit verser cette rémunération. Ceci est tout à fait à l'image des frais de transaction inhérents au réseau bitcoin.
Le fait qu'une adresse bitcoin soit transparente, permettra ensuite de répartir les sommes entre l'auteur et les autres éventuels ayants droits. Chacun, y compris les services fiscaux, pourra s'assurer des montants exacts engendrés.
Ainsi, sans qu'il soit besoin de recourir à une autorité centrale de gestion et de répartition de ces droits (hormis pour contrôler que le prétendu auteur d'un fichier mp3 est bien légitime), il serait possible d'avoir les avantages d'une sorte de licence globale mais sans en avoir les inconvénients.
En effet, les artistes seraient rémunérés à hauteur exacte de la quantité d'échanges dont leurs œuvres font l'objet et seuls ceux qui échangent effectivement financeraient la création. Ce derniers pourraient toucher une sorte de rétro-commission pour leur travail de promotion, toujours en s'inspirant du principe des frais de transaction de bitcoin.
En allant plus loin, on pourrait même imaginer que les lecteurs mp3 allouent une très modeste somme à chaque écoute intégrale d'une chanson. Ainsi, ceux qui écoutent le plus seraient ceux qui financent le plus, ceux qui partagent le plus (sans forcément écouter) seraient ceux qui recevraient les rétro-commissions de transaction en contrepartie de leur travail de promotion, et les artistes seraient rémunérés selon leur popularité réelle tant en partage qu'en écoute.
Un tel mécanisme présente donc beaucoup d'avantages, et il n'est pas exclu que le public serait prêt à accepter le principe de ce financement car ce mécanisme assure que les droits sont bien versés prioritairement aux auteurs et les montants exacts sont à la vue de tous.
Faut-il rappeler que, selon le rapport soumis au Parlement britannique par Andrew Gowers, ex rédacteur en chef du Financial Times, lorsque l'on achète un mp3 sur une plateforme commerciale, la commission perçue par la banque qui assure la transaction est supérieure au montant des droits versés à l'auteur !?
Ce billet se veut donc également un appel à qui souhaite participer à une réflexion avancée sur ce principe et coder les programmes utiles à partir des sources des divers clients (bitcoin, transmission, tomahawk). J'ai réservé le domaine bitcopyright.org qui pourra servir à l'hébergement du projet. Toute contribution sera la bienvenue.
Mais avant d'en arriver là, on ne peut faire l'économie de regarder les nuages qui pourraient s'amonceler sur nos précieux bitcoins et, là encore, les presque quinze ans de lutte pour le partage peuvent nous apprendre comment les institutions risquent de réagir.
La prochaine guerre du P2P
Bitcoin est une création spontanée que l'on peut légitimement qualifier d'anarcho-capitalisme. Ce que le P2P a fait aux industries culturelles, bitcoin est en mesure de le faire aux banques, et en particulier aux banques centrales, donc aux États puisqu'il leur retire le monopole de la création de monnaie centrale.
Et il y a fort à parier que les banques et les États ne réagiront ni avec la lenteur, ni avec la relative "douceur" des industries culturelles.
De ces années de lutte avec les industries culturelles, il est possible de retirer trois enseignements essentiels:
Tout d'abord, l'échange direct entre pairs est un fait de société
C'est à dire qu'il ne se limite pas à une pratique déviante d'un petit nombre d'individus que l'on pourrait aisément endiguer. Ce sont au contraire des millions de personnes qui participent à un réseau décentralisé qui ne possède aucune tête que l'on pourrait couper.
Ensuite, les efforts des industries culturelles ont eu pour conséquence d'éduquer les internautes à l'anonymat
Dès le début de la lutte sans merci prônée par la RIAA et la MPAA aux États-Unis d'Amérique, l'agence de sécurité intérieure NSA avait pris le soin de mettre en garde le gouvernement par peur que les citoyens n'apprennent que trop bien à chiffrer tous leurs échanges, ce qui risquait de nuire aux services de renseignement.
Le niveau de compétence des internautes s'est donc grandement accru à la fois de manière directe mais aussi parce que les mécanismes de sécurité et de protection de la vie privée ont été rendus plus faciles à mettre en œuvre grâce aux développeurs bénévoles des programmes de partage.
Enfin, les efforts pour contrer ce fait de société sont restés inefficaces
Ce n'est pas faute d'avoir tout tenté, aussi bien pour contrôler la technique (DRM, filtrage) que dissuader les individus (propagande, lobbying, législation) rien n'a jusqu'à présent pu réduire les échanges. Ceci n'a d'ailleurs rien d'étonnant, le réseau internet a été conçu précisément pour que l'on ne puisse pas empêcher un message de passer.
Ces trois caractéristiques sont propres aux échanges P2P et bitcoin n'est rien d'autre que cela.
La première condition est en fait celle qui est déterminante. Le nombre d'utilisateurs est actuellement dans une phase de croissance rapide. Mais pour l'instant, les bitcoins font surtout l'objet de spéculation et leur cours n'est pas encore suffisamment stabilisé pour qu'ils puissent être effectivement utilisés pour acheter des biens ou des services, même s'il existe déjà un nombre important de marchands se disant prêts à les accepter.
C'est donc sur ce point que les gouvernements et les banques vont tenter de frapper le plus fort possible. Mais encore faut-il savoir à quel moment ils le feront car la plupart de ces gens là n'ont jamais Twitté, la riposte risque donc de se faire attendre assez longtemps pour qu'il soit trop tard.
Évolution mensuelle du Nombre de nœuds du réseau bitcoin
http://stats.bitcoin.it/rrd/nodes_total-month.png
Au moment de la rédaction de ce billet, ce nombre est légèrement inférieur à 25k
La deuxième caractéristique est d'ores et déjà remplie, l'ensemble du réseau bitcoin repose sur le summum actuel de la cryptographie. La menace qui pèse sur lui est l'avènement des ordinateurs quantiques, qui seraient capables de faire en quelques instants les calculs complexes qui prennent des jours actuellement, mais il semble que ce ne soit pas pour demain.
Enfin, il restera à voir ce que les États seront capables de mettre en place dans cette nouvelle guerre du P2P. Bitcoin menace potentiellement jusqu'au fondement de l'État-nation, la répression sera probablement violente et terrible. Iront-ils jusqu'à l'état d'urgence pour justifier des coupures d'électricité ?
Mais dans le même temps, la jurisprudence s'établit peu à peu sur le nécessaire respect de la liberté de communication que permet internet. En France, l'examen du texte de la loi HADOPI à permis au Conseil constitutionnel d'affirmer que la coupure de l'accès au réseau ne peut être décidée que par l'autorité judiciaire et en Égypte, l'ex-président Moubarak ainsi que deux ministres ont été condamnés par un tribunal administratif pour avoir coupé l'accès à internet.
Il faut également compter sur la résistance pour s'organiser, notamment au travers des réseaux maillés, c'est à dire ceux dans lesquels les appareils communiquent directement entre eux, sans passer par un fournisseur. On voit fleurir de multiples installations comme une recherche sur "piratebox" le montre aisément.
En conclusion
Bitcoin est peut-être là pour rester et peut s'avérer bénéfique pour la création. Il serait donc regrettable que les États et les banques commettent la même erreur que les industries culturelles il y a bientôt quinze ans en luttant de façon irraisonnée et acharnée contre quelque chose qu'elles ne comprenaient pas.
Une attitude intelligente et constructive passera par la collaboration et l'intégration de ces nouveaux mécanismes de l'immatériel que ce soit pour les œuvres de l'esprit comme pour la monnaie. Brandir une fois encore le spectre des pédonazis-terroristes-mafieux ne fonctionnera pas pour bitcoin car chacun sait bien que corruption, ventes de drogue, d'armes et d'objets illicites se paient chaque jour en dollars, euros ou autre, la monnaie utilisée n'y change rien.
La société de la compétition est à bout de souffle, celle de la collaboration, de l'échange et du partage est en passe de devenir la plus puissante pour qu'enfin soit exploitée la plus méprisée des ressources naturelles: l'intelligence collective des Hommes.
Commentaires
épatant
pas mal
Merci pour cet article. Même